Une langue bien aiguisée : le louchébem
Voyage dans les microlangues
Bardé de qualités, mais un peu abattu : tel est aujourd’hui le largonji des louchébems ou « jargon des bouchers ». Une langue salée, aux expressions tranchées, mais pas tendre et difficile à saisir maintenant qu’elle n’est plus ensaignée.
SOROSORO : en langue araki, laquelle n’est plus parlée que de huit personnes au Vanuatu, ce mot veut dire souffle, parole, langue et c’est symboliquement qu’il a été choisi par la Fondation Chirac pour baptiser son programme de sauvegarde et de revitalisation des langues en danger. Parmi les quelque six mille idiomes aujourd’hui pratiqués à travers l’humanité, beaucoup sont en effet menacés d’extinction. Pas seulement dans les archipels mélanésiens : en France même, le louchébem se meurt. Il compte encore cinq à sept mille locuteurs, de vieux bouchers pour la plupart à la retraite, qui n’ont plus guère l’occasion de s’en payer une tranche.
A l’origine était le largonji, un des langages à clés de la petite pègre parisienne. Alors que l’argot a son vocabulaire propre, le largonji consiste à se rendre incompréhensible en déformant les mots français selon une règle immuable : remplacer la consonne initiale par un l, la rejeter en fin de mot et la compléter par un suffixe. Ainsi, « jargon » . devient « largonji » et boucher « louchébem ».
Les « Mémoires » publiés sous la signature de Vidocq nous apprennent que, sous la Restauration, les voyous appelaient « Lorcefé » la prison de La Force, où pouvait les conduire le vol d’un « larfeuiile » (un « feuillard »,, c’est-à-dire un portefeuille) s’ils n’opéraient pas en « loucedé » (en douce) dans un « loinqué » (coin). Autant de termes qui auront la vie dure dans le langage populaire, malgré la fortune d’autres cryptages comme le cadogan, le javanais ou le verlan. Traduction de “fou » en largonji. Le mot « loufoque » est, quant à lui, entré dans le dictionnaire.
Inaugurés en 1867, les abattoirs de la Villette vont donner une seconde chance au largonji : les mauvais garçons recrutés dans le quartier pour le métier ingrat de tueur vont apprendre leur mystérieux langage aux apprentis bouchers venus de toutes les provinces, qui le diffuseront ensuite en retournant s’établir au pays. « Les abattoirs de la Villette, c’était l’Académie française du louchébem », résume David Alliot, qui prépare un ouvrage sur le sujet (« Larpez-vous louchébem ? »,, à paraître en 2009 chez Horay). Spécialiste de Céline et de Césaire, ce fils de boucher est sensible à la poésie étrange de ce parler mal connu. Les études sur le louchébem, très rares, datent pour la plupart des années 1900, quand Marcel Schwob se passionnait pour le monde des garçons bouchers au point d’appeler « Lottequem » son amie Colette. Interrogeant les vieux bouchers qu’il a pu retrouver. David Alliot a établi un dictionnaire savoureux.
A première vue, tous les mots devraient commencer par la lettre 1. Mais c’est plus compliqué. « L’argot des bouchers offre l’étrange particularité d mélanger deux formes de langage explique son lexicographe. Le premier est un jargon professionnel foisonnant, dans lequel un « asticot » est un apprenti vif et remuant, une « belle-mère » une scie et le « pache » un taureau (par altération de pacha, qui règne sur un harem). Le second est le louchébem proprement dit, comprenant une riche gamme de suffixes en -i, -é, -ès, -em, -as, -ic. -oque, -atte, -qué, -quème, -uche ou –puche. « Les suffixes sont au choix, c’est uniquement en fonction de l’affinité avec la langue. Par exemple. pour dire « cher », mon père dit lerchem, ma mère dit lerchoque… ». De même, « patron » se dit indifféremment « latronpem, latronpatte ou latronpuche ». Une femme est une lamfé, mais aussi une « lemmefuche » ou une « lemmefoque » :là où le verlan ne connaît qu’une forme, « meuf », le louchébem en compte au moins trois, et rien n’interdit d’en forger d’autres. « Le louchébem est plutôt empirique et ne marche qu’à la sonorité. En général, si la première lettre ne plaît pas ou ne sonne pas bien, on prend la syllabe. Exemple prix. Si on devait appliquer la règle, on devrait écrire “lripem”. Mais comme le louchébem est exclusivement oral, on dit liprem. ». Quant aux mots qui commencent déjà par 1, on leur applique la règle – « les longes » deviennent les « longeluques » - ou bien on se contente de leur donner un suffixe : « le lingue » (couteau) se dit alors « linguem ».
Autre force du louchébem, il peut s’appliquer aussi bien au bon français qu’à des termes argotiques qui se trouvent ainsi doublement codés. Les « loulépems », ce sont les poulets, mais pas seulement ceux du volailler... Un « laféquesse », c’est un café, mais on dira aussi un « loirnoque » : un noir. De même, on boira un « louqué de lougeroque » avant d’aller « lissépem (un coup de rouge avant d’aller pisser).
Enfin, le louchébem a la particularité d’allonger les mots les plus simples : « louivème » pour « oui », « loimique » pour « moi », « luctrème » pour » truc », ce qui achève de le rendre hermétique aux non-initiés. Parlé vite, compliqué à dessein par des vocables à double sens, il est passé rapidement des abattoirs à la boucherie de détail, parce qu’il permettait de communiquer sans être compris de la clientèle, Ce qui autorisait quelques arrangements avec la morale. On laisse toujours un peu de « lagrem » (gras) au « lonqué » (un con, un client désagréable), on vend du hotu (viande de mauvaise qualité) à la « loirpem » (la poire, un ahuri), mais on est « lonbem » (bon) avec la « louettechem » : une chouette cliente, à ne surtout pas confondre avec une « crevette », qui est au contraire un client grincheux.
La belle inventivité du louchébem ne pouvait que séduire Raymond Queneau, qui, en 1947, l’employa pour un de ses « Exercices de style » : « Un lourjingue vers lidimège sur la lateformeplic d’un lobustotem, je gaffe un lypétinge avec un long loukem et un lapeauchard entouré d’un lalongiff au lieu d’un lubanroque,… » Mais le louchébem entre chez Gallimard au moment où il commence à décliner sur les étals. Les abattoirs font de plus en plus appel à une main-d’oeuvre immigrée qui a son propre sabir. En 1974, dans un fracas de scandale, ceux de la Villette ferment définitivement leurs portes. Bientôt la grande distribution hache menu les bouchers indépendants, qui perdent peu à peu leur folklore.
Il n’en subsiste pas moins un langage succulent qu’il serait dommage de laisser dépérir an cette année 2008, que les Nations unies ont décrétée « Année internationale des langues ».
Par sa souplesse et son obscurité, le louchébem peut rendre bien des services dans les sphères officielles. Par exemple, pour accueillir le dalaï-lama sans froisser les autorités chinoises : « Lienvenuebem dans la batriepem de loidroques de l’hommeluche. » Ou pour évoquer la situation économique sans affoler les milieux d’affaires : . « Le lonseilcoque des linistremès lonstatecatte que la Lancefrem est en lécessionric, c’est la lerdemuche ! » Mieux que la bangue de bois, l’argot des bouchers : aucun risque de se viander.
Professeur Anatra
Petit lexique louchébem